Introduction : Un Tournant Historique pour la Santé Mondiale
La Déclaration d’Alma-Ata, adoptée le 12 septembre 1978, ne fut pas un simple événement diplomatique parmi d’autres. Elle représente un jalon majeur, un moment de rupture paradigmatique dans l’histoire de la santé publique au XXe siècle. Avant cette date, la santé mondiale était largement dominée par une approche dite “verticale”, technocratique et focalisée sur l’éradication de maladies spécifiques. Alma-Ata a radicalement changé cette perspective en proposant une vision “horizontale”, holistique, ancrée dans les droits de l’homme et la justice sociale. Pour la première fois à une échelle aussi large, la santé était définie non seulement comme l’absence de maladie, mais comme un droit humain fondamental, indissociable du développement social et économique et de la participation communautaire.
Ce rapport se propose d’explorer en profondeur ce document fondateur. Comment et pourquoi cette vision révolutionnaire a-t-elle pu émerger dans le contexte particulier des années 1970? Quels sont les principes fondamentaux qui structurent sa pensée et en font un texte d’une audace politique et philosophique rare? Enfin, comment analyser son héritage complexe, qui oscille entre un idéal inspirant, une mise en œuvre semée d’embûches et de controverses, et une pertinence qui, plus de quarante ans après, continue d’influencer les grands débats sur la santé mondiale? Pour répondre à ces questions, nous examinerons d’abord le contexte historique qui a rendu Alma-Ata possible, avant de procéder à une analyse détaillée de la Déclaration elle-même, de ses recommandations, des débats qu’elle a suscités, et de sa résonance contemporaine.
Chapitre 1 : Le Monde avant Alma-Ata – Contexte Sanitaire, Social et Politique des Années 1970
Pour saisir la portée révolutionnaire de la Déclaration d’Alma-Ata, il est indispensable de comprendre le monde dont elle est issue. Les années 1970 sont une décennie charnière, marquée par des succès sanitaires spectaculaires, des inégalités criantes, des tensions géopolitiques et l’émergence de nouvelles philosophies du développement.
1.1 Le Paysage de la Santé Mondiale d’Après-Guerre : L’Ère des Campagnes Verticales
Depuis sa création, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) avait concentré ses efforts sur de grandes campagnes de masse visant des maladies spécifiques. Des programmes ambitieux furent lancés contre la tuberculose, le paludisme, le pian ou la syphilis. Cette approche verticale, descendante (“top-down”) et très technique, a atteint son apogée avec le programme d’éradication de la variole. Lancée en 1967, cette campagne mondiale, coordonnée par l’OMS, aboutit à une victoire historique, l’éradication totale de la maladie étant officiellement déclarée en 1979.
Ce triomphe a eu un effet paradoxal. D’un côté, il a validé l’efficacité d’une approche technocratique, prouvant qu’une mobilisation internationale ciblée pouvait vaincre une maladie. De l’autre, ce succès a mis en lumière les limites fondamentales du modèle. En se concentrant sur des “balles magiques” pour des maladies spécifiques, ces campagnes ne contribuaient que très peu au renforcement global des systèmes de santé des pays. Pendant que la variole reculait, des millions de personnes, en particulier dans les pays en développement, continuaient de mourir de maladies courantes et évitables, de malnutrition ou de complications liées à l’accouchement, faute d’accès à des services de santé de base. Des leaders visionnaires, à l’instar du Dr Halfdan Mahler, alors Directeur général de l’OMS, ont commencé à réaliser que ce modèle n’était ni durable ni équitable, car il ne s’attaquait pas aux racines de la mauvaise santé. Le succès même contre la variole fut ainsi un catalyseur de la critique qui allait mener à la philosophie horizontale et intégratrice d’Alma-Ata.
1.2 Les Inégalités Criantes : Un Monde Sanitairement Fracturé
Le monde des années 1970 était marqué par ce que la Déclaration d’Alma-Ata nommera un “fossé sanitaire” inacceptable entre les pays développés et les pays en développement. Les chiffres illustraient une “grossière inégalité” dans l’état de santé des peuples, qui sera jugée “politiquement, socialement et économiquement inacceptable”. L’espérance de vie, la mortalité infantile et la mortalité maternelle présentaient des écarts abyssaux. En 1950, l’écart d’espérance de vie entre l’Europe et l’Afrique était de 25 ans.
Cette fracture se reflétait dans les profils épidémiologiques. Dans les pays pauvres, les maladies infectieuses et parasitaires, les affections périnatales et les carences nutritionnelles demeuraient les principales causes de mortalité, fauchant des millions de vies, en particulier celles des enfants. À l’inverse, les pays riches faisaient face à la montée en puissance des maladies non transmissibles (maladies cardiovasculaires, cancers), devenues les premières causes de décès. Cette “transition épidémiologique” à deux vitesses rendait une approche unique et universelle de la santé mondiale de plus en plus difficile à défendre. La situation sanitaire de “centaines de millions d’êtres humains” était jugée “inacceptable” par les participants à la conférence, créant un impératif moral et politique pour une action d’une toute autre ampleur.
1.3 Le Contexte Géopolitique de la Guerre Froide
La santé mondiale n’échappait pas aux logiques de la Guerre Froide. Le choix d’Alma-Ata, alors capitale de la République socialiste soviétique du Kazakhstan, ne fut pas anodin. Il a été fait sous la pression de l’URSS, qui y voyait une double opportunité stratégique. D’une part, il s’agissait de présenter au monde, et en particulier aux pays du Tiers Monde, les succès de son propre système de santé socialiste, centralisé, financé par l’État et prétendant à l’universalité. D’autre part, l’URSS cherchait à contrer l’influence grandissante du modèle chinois des “médecins aux pieds nus”, ces travailleurs de santé communautaires qui avaient révolutionné l’accès aux soins dans les campagnes chinoises et qui avaient largement inspiré le concept de soins de santé primaires.
La conférence devint ainsi un théâtre d’affrontement idéologique. La Chine, se sentant court-circuitée, boycotta l’événement, ce qui souligne à quel point la santé était devenue un enjeu de pouvoir et d’influence. Cette dimension politique se retrouve jusque dans le texte de la Déclaration. L’article X, qui lie l’amélioration de la santé au désarmement et à la réaffectation des dépenses militaires vers des fins pacifiques, faisait directement écho à la rhétorique de la politique étrangère soviétique de l’époque, qui critiquait les budgets militaires des pays occidentaux. Alma-Ata ne fut donc pas un simple colloque scientifique ; ce fut une arène où l’URSS a pu promouvoir son modèle sociopolitique comme une alternative aux modèles capitalistes occidentaux et à la voie maoïste.
1.4 L’Émergence d’un “Nouvel Ordre Économique International”
La conférence s’inscrit également dans un contexte intellectuel et politique plus large, celui de la revendication par les pays du Sud d’un “Nouvel Ordre Économique International” (NOEI). Entériné par une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies en 1974, ce concept affirmait que le sous-développement et la pauvreté n’étaient pas des fatalités, mais les conséquences de structures économiques mondiales inéquitables héritées de l’ère coloniale.
Cette idée a profondément irrigué la philosophie d’Alma-Ata. La Déclaration affirme sans détour que “le développement économique et social… est d’une importance fondamentale pour la pleine réalisation de la santé pour tous”. La santé n’est plus perçue comme un secteur isolé, une simple question de médecins et d’hôpitaux, mais comme le produit de conditions sociales, économiques et politiques. C’est dans ce cadre que la figure du Dr Halfdan Mahler fut déterminante. En tant que Directeur général de l’OMS, il était profondément convaincu de ce lien entre santé et développement et fut le principal architecte de la conférence, cherchant à donner une impulsion majeure pour améliorer les conditions sanitaires des populations les plus pauvres.
Chapitre 2 : La Conférence d’Alma-Ata – Acteurs, Déroulement et Ambitions
C’est dans ce contexte effervescent que s’est tenue, du 6 au 12 septembre 1978, la Conférence internationale sur les soins de santé primaires. Son organisation, sa participation et ses objectifs témoignent d’une ambition sans précédent pour transformer la santé mondiale.
2.1 L’Organisation et les Participants : Un Consensus Mondial en Construction
La conférence fut organisée conjointement par deux agences majeures du système des Nations Unies : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et le Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF). Cette collaboration symbolisait déjà une approche élargie de la santé, ne se limitant pas aux aspects purement médicaux mais englobant le bien-être des enfants et des familles.
L’ampleur de la participation fut exceptionnelle et visait à conférer à l’événement une légitimité universelle. Des délégations de 134 gouvernements étaient présentes, aux côtés de représentants de 67 organisations internationales, intergouvernementales et non gouvernementales. Cette mobilisation massive, réunissant près de 3000 délégués, avait pour but de forger un consensus mondial solide et de donner un poids politique maximal à la déclaration qui en résulterait. Pour structurer les débats, les travaux furent répartis en trois grandes commissions thématiques : la commission A, chargée des liens entre les soins de santé primaires (SSP) et le développement ; la commission B, dédiée aux aspects techniques et opérationnels ; et la commission C, axée sur les stratégies nationales et le soutien international. Cette organisation témoigne de la volonté d’aborder le sujet de manière exhaustive, en liant la philosophie, la pratique et la politique.
2.2 L’Objectif Central : “La Santé pour Tous d’ici l’an 2000”
L’objectif principal de la conférence était de définir et de promouvoir les Soins de Santé Primaires (SSP) comme la stratégie clé pour atteindre une cible sociale et politique d’une ambition folle : “l’instauration, pour tous les peuples du monde, d’ici l’an 2000, d’un niveau de santé qui leur permette de mener une vie socialement et économiquement productive”.
Ce slogan, “La Santé pour Tous d’ici l’an 2000”, n’était pas un simple objectif technique. Il s’agissait, dans l’esprit de ses promoteurs comme le Dr Mahler, d’un “cri de ralliement” destiné à mobiliser l’action politique et sociale à tous les niveaux. Il visait à faire de la santé une priorité absolue pour tous les gouvernements et toutes les sociétés, en la plaçant au cœur du développement. L’enjeu n’était rien de moins que de transformer radicalement la manière dont les sociétés concevaient et organisaient la protection de la santé de leurs citoyens.
Chapitre 3 : Au Cœur de la Déclaration – Analyse Détaillée des Dix Articles
La Déclaration d’Alma-Ata est un texte court mais d’une densité philosophique et politique exceptionnelle. Ses dix articles constituent un manifeste pour une nouvelle ère de la santé publique.
Article I : La Santé comme Droit Humain Fondamental
Cet article inaugural réaffirme avec force la définition holistique de la santé, déjà présente dans la constitution de l’OMS de 1946 : “un état de complet bien-être physique, mental et social, et [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité”. Mais il va plus loin en la qualifiant de “droit fondamental de l’être humain”. Cette affirmation est cruciale : elle déplace la santé du domaine purement médical et technique vers celui, politique et juridique, des droits humains. La santé n’est plus une marchandise ou un privilège, mais un droit inaliénable. L’atteinte du plus haut niveau de santé possible devient un “objectif social de la plus haute importance à l’échelle mondiale”.
Article II : L’Inégalité Sanitaire comme Injustice
S’appuyant sur le constat du “fossé sanitaire” mondial, cet article porte un jugement moral et politique sans équivoque. Il déclare que “la grave inégalité qui existe dans l’état de santé des populations, aussi bien entre les pays développés et les pays en développement qu’à l’intérieur même des pays, est politiquement, socialement et économiquement inacceptable”. En utilisant ces termes forts, la Déclaration refuse de considérer les inégalités de santé comme une fatalité ou un simple problème technique. Elle les définit comme une injustice qui concerne l’ensemble de la communauté internationale.
Article III : Le Lien Indissociable entre Santé et Développement
Cet article ancre fermement la Déclaration dans le courant de pensée du “Nouvel Ordre Économique International”. Il stipule que “le développement économique et social… est d’une importance fondamentale pour la pleine réalisation de la santé pour tous”. De plus, il inverse la causalité traditionnelle : la santé n’est pas seulement une conséquence du développement, elle en est une condition sine qua non. La promotion de la santé des peuples est “essentielle à un développement économique et social durable” et contribue à la paix mondiale.
Article IV : Le Droit et le Devoir de Participation Communautaire
Voici l’un des principes les plus révolutionnaires du texte. Il affirme que les peuples ont “le droit et le devoir de participer individuellement et collectivement à la planification et à la mise en œuvre des soins de santé qui leur sont destinés”. C’est une rupture totale avec le modèle médical paternaliste, où des experts et des bureaucrates décident de manière descendante ce qui est bon pour les populations. Cet article promeut l’autonomisation (“empowerment”) des communautés, les considérant comme des acteurs et non comme de simples bénéficiaires passifs des soins.
Article V : La Responsabilité de l’État et l’Objectif de l’An 2000
Cet article établit clairement la responsabilité première des gouvernements dans la protection de la santé de leurs populations, une responsabilité qui ne peut être remplie que par “des mesures sanitaires et sociales adéquates”. C’est également ici qu’est formellement énoncé l’objectif social mondial : “l’instauration, pour tous les peuples du monde, d’ici l’an 2000, d’un niveau de santé qui leur permette de mener une vie socialement et économiquement productive”. Les soins de santé primaires sont alors présentés comme “la clé de la réalisation de cet objectif”.
Article VI : Définition des Soins de Santé Primaires (SSP)
Cet article fournit la définition canonique et la plus citée des SSP. Ils sont décrits comme “des soins de santé essentiels fondés sur des méthodes et des techniques pratiques, scientifiquement valables et socialement acceptables, rendus universellement accessibles à tous les individus et à toutes les familles de la communauté avec leur pleine participation et à un coût que la communauté et le pays puissent assumer à tous les stades de leur développement dans un esprit d’autoresponsabilité et d’autodétermination”. Chaque terme est pesé : “essentiels”, “pratiques”, “scientifiquement valables”, “socialement acceptables”, “universellement accessibles”, “pleine participation”, “coût abordable”. C’est la quintessence de la philosophie d’Alma-Ata.
Article VII : Les Huit Composantes Essentielles des SSP
Pour rendre le concept de SSP plus concret, cet article énumère les services minimums que cette approche doit englober. Il s’agit d’au moins huit composantes :
- L’éducation sur les problèmes de santé prévalents et les méthodes de prévention.
- La promotion d’une bonne alimentation.
- Un approvisionnement en eau saine et des mesures d’assainissement de base.
- La santé maternelle et infantile, y compris la planification familiale.
- La vaccination contre les principales maladies infectieuses.
- La prévention et le contrôle des endémies locales.
- Le traitement approprié des maladies et lésions courantes.
- La fourniture de médicaments essentiels.
De manière cruciale, l’article précise que les SSP “impliquent, outre le secteur de la santé, tous les secteurs et aspects connexes du développement national et communautaire”, citant l’agriculture, l’éducation, le logement et les travaux publics. C’est la consécration de l’approche intersectorielle.
Article VIII : L’Appel à des Stratégies Nationales
Passant des principes à l’action, cet article exhorte “tous les gouvernements” à “formuler des politiques, des stratégies et des plans d’action nationaux pour lancer et soutenir les soins de santé primaires” en tant que partie intégrante d’un système de santé national complet. Il souligne que cela nécessitera une “volonté politique” claire pour mobiliser les ressources du pays.
Article IX : L’Impératif de la Coopération Internationale
La Déclaration adopte une perspective résolument internationaliste. Cet article appelle “tous les pays” à “coopérer dans un esprit de partenariat et de service pour assurer des soins de santé primaires à tous les peuples”, car la santé d’un pays “concerne et bénéficie directement à tous les autres pays”. C’est un appel à la solidarité mondiale, rejetant l’idée que la santé puisse être gérée en vase clos.
Article X : Santé, Paix et Désarmement
Reflet du contexte géopolitique de l’époque, cet article est le plus ouvertement politique. Il établit un lien direct entre la possibilité d’atteindre la santé pour tous et la paix mondiale. Il affirme qu’un “meilleur usage des ressources mondiales, dont une part considérable est actuellement consacrée aux armements et aux conflits militaires” permettrait d’atteindre l’objectif de l’an 2000. Il conclut qu'”une politique authentique d’indépendance, de paix, de détente et de désarmement pourrait et devrait permettre de dégager des ressources supplémentaires” pour le développement social et la santé.
Chapitre 4 : Au-delà des Principes – Les Recommandations et Directives Opérationnelles
Si la Déclaration elle-même énonce les grands principes philosophiques et politiques, le rapport final de la conférence d’Alma-Ata va plus loin en formulant des recommandations plus concrètes pour traduire cette vision en action. Ces directives s’adressent à la fois aux gouvernements nationaux et à la communauté internationale.
4.1 L’Appel à l’Action Nationale : Des Politiques aux Actes
Le rapport insiste sur le fait que la responsabilité première de la mise en œuvre des SSP incombe aux États souverains. Il les appelle à prendre une série de mesures concrètes :
- Affirmer une volonté politique forte : La première étape, indispensable, est l’engagement politique au plus haut niveau. Les gouvernements doivent formuler des politiques, des stratégies et des plans d’action clairs pour faire des SSP la pierre angulaire de leur système de santé. Cela implique de mobiliser les ressources nationales et d’utiliser de manière rationnelle l’aide extérieure.
- Intégrer les SSP : Les SSP ne doivent pas être un programme parallèle ou un service de seconde zone pour les pauvres. Ils doivent former “partie intégrante du système de santé national, dont ils sont la fonction centrale et le foyer principal”.
- Promouvoir la participation communautaire : Les gouvernements doivent créer les conditions pour “favoriser au maximum l’autoresponsabilité de la collectivité et des individus”. Cela passe par une éducation appropriée qui développe “l’aptitude des collectivités à participer” à la planification, l’organisation et le contrôle de leurs propres services de santé.
- Organiser le système de santé : Il est crucial de mettre en place des “systèmes d’orientation/recours intégrés, fonctionnels et se soutenant mutuellement”. Cela garantit que les patients peuvent être dirigés de manière fluide du niveau primaire vers les niveaux de soins plus spécialisés, assurant ainsi une continuité et une complétude des soins, avec une priorité accordée aux plus démunis.
4.2 L’Appel à l’Action Internationale : Un Soutien Indispensable
La conférence reconnaît que de nombreux pays, en particulier les pays en développement, ne pourront pas atteindre seuls cet objectif ambitieux. Elle lance donc un appel pressant à l’ensemble de la communauté mondiale :
- Soutenir les engagements nationaux : L’OMS, l’UNICEF, les autres organisations internationales, les agences de coopération bilatérale et multilatérale, ainsi que les organisations non gouvernementales (ONG) sont exhortées à “appuyer aux plans national et international l’engagement de promouvoir les soins de santé primaires”.
- Accroître l’aide technique et financière : Un soutien concret est demandé, sous la forme d’une augmentation de l’aide technique et financière, spécifiquement fléchée vers les SSP, en particulier dans les pays en développement.
- Collaborer dans un nouvel esprit : L’appel à la collaboration vise à “instaurer, développer et maintenir les soins de santé primaires conformément à l’esprit et à la lettre de la présente Déclaration”. Cela doit se faire dans “un esprit de coopération technique et en accord avec un Nouvel Ordre Économique International”.
Ces recommandations, en apparence consensuelles, portaient en elles les germes d’une tension future. D’un côté, en plaçant la responsabilité première sur les gouvernements, elles respectaient la souveraineté nationale. De l’autre, en appelant à un soutien international massif, elles ouvraient la porte à l’influence des donateurs sur les stratégies nationales. Qui allait définir les priorités lorsque les financements viendraient de l’extérieur? Cette tension entre l’appropriation nationale et les conditionnalités de l’aide internationale allait devenir l’un des principaux champs de bataille de la mise en œuvre de l’esprit d’Alma-Ata.
Chapitre 5 : L’Héritage Contrasté d’Alma-Ata – Entre Révolution Idéologique et Difficultés de Mise en Œuvre
L’enthousiasme initial suscité par Alma-Ata s’est rapidement heurté aux réalités politiques et économiques. La vision holistique et exigeante de la Déclaration a été contestée, et sa mise en œuvre a été profondément affectée par des forces qui ont souvent cherché à en réduire la portée.
5.1 La Controverse des “Soins de Santé Primaires Sélectifs” (SSPS)
Peu de temps après la conférence de 1978, une approche alternative, plus pragmatique et moins politisée, a émergé sous le nom de “Soins de Santé Primaires Sélectifs” (SSPS). Les partisans de cette approche, notamment des acteurs influents comme la Fondation Rockefeller et, dans une certaine mesure, l’UNICEF et la Banque Mondiale, arguaient que la vision “complète” d’Alma-Ata était utopique, trop coûteuse et trop complexe à mettre en œuvre, surtout pour les pays à faibles ressources.
Leur argument était qu’il valait mieux se concentrer sur un nombre limité d’interventions ciblées, à fort impact et d’un bon rapport coût-efficacité, pour obtenir des résultats rapides et mesurables, notamment dans la réduction de la mortalité infantile. Cette approche a été perçue par beaucoup comme une trahison de l’esprit d’Alma-Ata. Ses critiques y ont vu une simplification excessive, un retour à des programmes verticaux qui ignoraient les déterminants sociaux de la santé, la participation communautaire et le renforcement global des systèmes de santé. En se focalisant sur des solutions techniques, l’approche sélective risquait de créer des services de “pauvres pour les pauvres”, financés et pilotés par les donateurs internationaux, plutôt que de promouvoir l’autonomie et l’équité.
Tableau 1 : Comparaison des Approches – Soins de Santé Primaires Complets (Vision d’Alma-Ata) vs. Soins de Santé Primaires Sélectifs
Le tableau suivant synthétise les différences fondamentales entre les deux philosophies qui se sont affrontées dans les années qui ont suivi la conférence.
Caractéristique | Soins de Santé Primaires Complets (Alma-Ata) | Soins de Santé Primaires Sélectifs (Post-Alma-Ata) |
Philosophie | Santé comme droit humain, approche holistique, équité, justice sociale. | Approche pragmatique, axée sur les résultats, rentabilité. |
Portée | Intersectorielle, intégrée (promotion, prévention, curatif), développement social et économique. | Ciblée sur quelques maladies/conditions à fort impact, programmes verticaux. |
Acteurs Clés | Communautés, gouvernements nationaux, personnel de santé polyvalent. | Donateurs internationaux (Banque Mondiale, UNICEF), experts, spécialistes. |
Interventions | Les 8 composantes (nutrition, eau, etc.), éducation, participation communautaire. | GOBI-FFF (Vaccination, SRO, etc.), interventions technologiques spécifiques. |
Logique | Processus de développement à long terme, renforcement des systèmes. | Résultats rapides et mesurables, maximisation de l’impact par dollar dépensé. |
Critiques | Jugée utopique, trop coûteuse, difficile à mettre en œuvre et à mesurer. | Réductionniste, ignore les déterminants sociaux, fragmente les soins, approche “top-down”. |
5.2 Le Cas de la Stratégie GOBI-FFF de l’UNICEF
La stratégie GOBI, lancée par l’UNICEF au début des années 1980, est l’incarnation la plus célèbre de l’approche sélective. L’acronyme GOBI désignait quatre interventions prioritaires : Growth monitoring (surveillance de la croissance), Oral rehydration therapy (thérapie de réhydratation orale pour les diarrhées), Breastfeeding (promotion de l’allaitement maternel), et Immunization (vaccination). Plus tard, trois “F” furent ajoutés : Family planning (planification familiale), Female education (éducation des femmes), et Food supplementation (supplémentation alimentaire).
Cette stratégie, au cœur de ce qui fut appelé la “révolution pour la survie de l’enfant”, proposait un paquet d’interventions simples, peu coûteuses et d’une efficacité redoutable pour réduire la mortalité infantile. Son héritage est double et illustre parfaitement le dilemme de l’époque. D’un côté, son succès en termes de vies sauvées est indéniable : on estime que cette révolution a sauvé la vie de millions d’enfants. D’un autre côté, en privilégiant un paquet d’interventions techniques, elle a contribué à marginaliser l’approche intégrée, intersectorielle et participative prônée à Alma-Ata, renforçant une vision techniciste de la santé mondiale.
5.3 Les Raisons de l’Échec de l’Objectif “Santé pour Tous en l’an 2000”
À l’aube du nouveau millénaire, le constat était sans appel : l’objectif ambitieux de “La Santé pour Tous” n’avait pas été atteint. Plusieurs facteurs puissants expliquent cet échec relatif :
- La crise économique et les programmes d’ajustement structurel : La crise de la dette qui a frappé de nombreux pays en développement dans les années 1980 a eu des conséquences dévastatrices. Les programmes d’ajustement structurel, imposés par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI) en échange de prêts, ont contraint ces pays à des coupes drastiques dans leurs dépenses publiques. Les secteurs sociaux, comme la santé et l’éducation, furent les premières victimes, sapant à la base la capacité des États à financer et à mettre en œuvre les soins de santé primaires.
- La montée de l’idéologie néolibérale : Les années 1980 et 1990 ont vu le triomphe d’une idéologie néolibérale prônant la privatisation, la dérégulation et la marchandisation des services publics. Cette vision, qui considérait la santé comme un marché et non comme un droit, était en opposition frontale avec les principes de service public, de solidarité et d’accès universel d’Alma-Ata.
- Le manque de volonté politique : Malgré une adhésion de façade à la Déclaration, de nombreux gouvernements n’ont jamais opéré la réorientation politique et budgétaire radicale que sa mise en œuvre exigeait. L’investissement dans la prévention, la promotion de la santé et les infrastructures de base est resté insuffisant.
- La résistance de l’establishment médical : Le modèle d’Alma-Ata, centré sur la communauté, la prévention et les agents de santé polyvalents, remettait en cause le pouvoir et le prestige du modèle hospitalo-centré, curatif et dominé par les médecins spécialistes. Cette résistance a constitué un frein important à la réforme des systèmes de santé.
Chapitre 6 : La Renaissance d’Alma-Ata au XXIe Siècle
Malgré les difficultés et l’échec de l’objectif de l’an 2000, les idées d’Alma-Ata n’ont jamais totalement disparu. Au contraire, elles ont connu une résurgence remarquable au début du XXIe siècle et sont aujourd’hui considérées comme plus pertinentes que jamais pour faire face aux défis sanitaires contemporains.
6.1 La Pertinence Continue des Principes Fondamentaux
Les principes cardinaux d’Alma-Ata – la santé comme droit, l’équité, la participation communautaire, l’approche intersectorielle – irriguent aujourd’hui les plus grands agendas mondiaux en matière de santé et de développement.
- Les Objectifs de Développement Durable (ODD) : Adoptés par les Nations Unies en 2015, les ODD sont l’héritage direct de la vision d’Alma-Ata. L’ODD 3 (“Permettre à tous de vivre en bonne santé et promouvoir le bien-être de tous à tout âge”) est au cœur du programme, mais la reconnaissance que la santé dépend de la lutte contre la pauvreté (ODD 1), de l’éducation (ODD 4), de l’égalité des sexes (ODD 5) ou de l’accès à l’eau potable (ODD 6) est une consécration de l’approche intersectorielle.
- La Couverture Sanitaire Universelle (CSU) : Devenue le principal cheval de bataille de l’OMS, la CSU vise à ce que tous les individus aient accès aux services de santé dont ils ont besoin sans subir de difficultés financières. Il est aujourd’hui universellement reconnu que la CSU est irréalisable sans des systèmes de santé solides, dont les soins de santé primaires constituent la base et le “moteur programmatique”.
6.2 La Déclaration d’Astana (2018) : Un Engagement Renouvelé
En octobre 2018, quarante ans jour pour jour après la conférence historique, la communauté mondiale s’est à nouveau réunie au Kazakhstan, dans la ville d’Astana (nouveau nom d’Almaty, anciennement Alma-Ata), pour une Conférence mondiale sur les soins de santé primaires. Cet événement a abouti à l’adoption de la Déclaration d’Astana, qui réaffirme solennellement l’engagement mondial envers les principes d’Alma-Ata.
La Déclaration d’Astana ne se contente pas de répéter le passé. Elle actualise la vision de 1978 en l’adaptant aux défis du XXIe siècle, tels que le fardeau croissant des maladies non transmissibles, le vieillissement des populations, la santé mentale et l’impact des nouvelles technologies numériques. Elle positionne fermement les SSP comme la pierre angulaire pour atteindre la Couverture Sanitaire Universelle et les Objectifs de Développement Durable.
Cette nouvelle déclaration peut être vue comme une forme de réconciliation stratégique. La vision d’Alma-Ata était radicale, politiquement chargée et axée sur la justice sociale. L’approche sélective qui a suivi était pragmatique, dépolitisée et axée sur les résultats. Pendant des décennies, ces deux visions se sont opposées. La Déclaration d’Astana tente de jeter un pont entre elles. Elle réaffirme les valeurs fondamentales d’Alma-Ata (droit à la santé, équité, participation), mais les inscrit dans le cadre moderne, mesurable et politiquement plus consensuel de la CSU et des ODD. C’est une tentative d’intégrer l’âme et l’idéal de justice sociale d’Alma-Ata avec les outils pragmatiques et la culture du résultat qui ont émergé de l’ère sélective, afin de rendre la vision originelle enfin réalisable dans le paysage politique et économique actuel.
Conclusion : Alma-Ata, une Utopie Nécessaire
La Déclaration d’Alma-Ata fut bien plus qu’une simple conférence sur la santé. Ce fut un manifeste philosophique et politique d’une audace rare, qui a durablement redéfini la santé non comme une simple affaire technique, mais comme une question fondamentale de droits humains, d’équité et de justice sociale. Elle a proposé une vision intégrée où la santé est le produit d’un développement économique et social juste, et où les communautés sont les acteurs principaux de leur propre bien-être.
Son héritage est, sans conteste, contrasté. Sa mise en œuvre complète a été entravée par de puissantes forces politiques et économiques, notamment la crise de la dette et la montée de l’idéologie néolibérale, qui allaient à l’encontre de ses principes de solidarité et de service public. La vision holistique a été contestée par des approches sélectives qui, si elles ont permis de sauver des millions de vies, ont aussi contribué à dénaturer l’esprit intégré et participatif du projet initial. L’objectif de “La Santé pour Tous en l’an 2000” ne fut pas atteint.
Pourtant, l’influence d’Alma-Ata a été profonde et reste vivace. Ses principes fondamentaux ont survécu aux tempêtes politiques et idéologiques et connaissent aujourd’hui une véritable renaissance. Ils forment le socle conceptuel des Objectifs de Développement Durable et de la stratégie mondiale pour la Couverture Sanitaire Universelle. La vision d’Alma-Ata, loin d’être une utopie obsolète, demeure une “utopie nécessaire”. Elle constitue la boussole morale et stratégique indispensable pour guider les efforts mondiaux vers un avenir où la santé pour tous ne sera plus un rêve lointain, mais une réalité tangible. Le chemin est sans doute plus long et plus complexe que ne l’imaginaient les délégués de 1978, mais la voie qu’ils ont tracée à Alma-Ata reste, aujourd’hui encore, la seule véritablement porteuse d’espoir. Sources used in the report